09 Juin 2020

Vincent-Guillaume Otis, porte-parole de la Semaine québécoise de la déficience intellectuelle, nous livre avec sensibilité cette lettre ouverte écrite par Anik Larose, directrice générale de la Société québécoise de la déficience intellectuelle, mais avant tout, mère d’une jeune femme vivant avec une trisomie 21. 

Par le biais de ce témoignage, Vincent-Guillaume Otis expose les craintes de bien des familles en lien avec la pandémie et l’arrivée d’une potentielle deuxième vague.

Qu’arriverait-il de toi Marie, si tu rencontrais cet ennemi invisible?

Près de trois mois que nous sommes partis nous cacher dans les bois, dans notre maison de campagne, afin de vivre, bien loin de la civilisation, notre période de confinement. Près de 3 mois, que nous vivons, toujours aussi tissés serré, ce moment étrange entre le calme et l’angoisse, la paix et la crainte. Et toi, tu es fidèle à toi-même chère Marie. À tous les matins, tu te lèves et tu nous offres ces merveilleux câlins qui font ma joie depuis déjà 25 ans! Mais ce matin, tes caresses et tes mots doux sont venus davantage apaiser mon cœur de maman qui galère un peu beaucoup depuis plusieurs semaines. Oui Marie, tu le sais que par ta condition de personne que l’on dit en situation de handicap, je vis cette pandémie en constatant, jour après jour, combien tu es totalement oubliée… Très peu de mots sur ce que nous vivons avec toi, sur les difficultés et obstacles que les parents vivent. Je te l’accorde, ce n’est pas nouveau. Ça fait belle lurette que les personnes handicapées ne sont pas dans la mire de nos décideurs. Ça fait belle lurette aussi qu’on te voit Marie comme une personne qui coûte pas mal cher au système, mais qui ne rapporte pas beaucoup. Que ta vie est bien peu de choses devant un chiffrier comptable qui met de l’avant l’économie, l’avoir, le paraître et le rendement.

J’ai bien besoin de ton courage et de ta douceur Marie, lorsque je sens monter en moi la colère en constatant que ce regard calculateur sur ta vie, la société a le même face aux personnes âgées jugeant que celles-ci coûtent bien cher au système pour ce qu’elles rapportent. Et cette colère est alimentée par des décisions prises, depuis des années dans un aveuglement volontaire, et qui ont pour effet la baisse de la qualité des soins prodigués, l’encombrement d’un réseau qui a mal à force d’avoir été affaibli, privé et dénué de sens. Exactement ce qui se passe aussi dans le milieu des personnes handicapées.

Viens vers moi Marie, fais baisser en moi cette angoisse, toi qui connaît si bien ce que c’est qu’être confinée, comme bien des personnes handicapées. Je te regarde avec admiration, toi qui sais garder cette force de vivre, cette joie si simple et si douce des petites choses qui ne font pas de bruit.

Avec le déconfinement qui se prépare, avec l’augmentation rapide anticipée des taux d’infection due à la COVID-19, qu’arrivera-t-il si tu tombais malade Marie? Avec l’engorgement des hôpitaux et selon les directives transmises aux médecins québécois par un Protocole de triage pour l’accès aux soins intensifs, est-ce que tu aurais la chance de passer à travers les critères, toi qui vit avec une déficience intellectuelle et qui aura toujours besoin de soutien et d’accompagnement? Depuis le tout début de cette pandémie, cette question m’obsède et je sais que je ne suis pas la seule à avoir ces craintes. Plusieurs pays ont eu à faire face à ces questions, les décisions prises sont souvent dictées par des critères qui sont présentés comme cliniquement justifiables et neutres, alors qu’ils sont teintés de préjugés, appliqués dans l’urgence, sans évaluation en profondeur, dévaluant d’emblée la qualité de la vie des personnes en situation de handicap.

J’ai peur pour toi Marie et j’espère de toutes mes forces que jamais nous en arrivions là. Mais derrière des portes closes, on se prépare à faire ces choix, en silence, et en se gardant bien de mettre la lumière sur ces enjeux éthiques. Cette absence de transparence du ministère de la Santé n’est pas nouvelle, mais dans cette situation, elle me fait craindre le pire et amplifie mes appréhensions.

La situation actuelle nous montre les failles de notre système en faisant rompre les maillons faibles. Pour moi, ta mère qui te soutient depuis 25 ans, je connais le regard jugeant la pertinence de ta vie. S’il fallait qu’une décision soit prise sur ton admission en soins intensifs, quel regard porterait-on sur toi ? Est-ce que tu aurais les mêmes chances d’être soignée et sauvée? Sachant que ta condition a été un critère d’exclusion dans plusieurs pays, comment puis-je être rassurée alors qu’on semble, une fois de plus, abandonner les personnes handicapées?

Il faut prendre la parole Marie, questionner, s’assurer que ces enjeux soient connus du plus grand nombre. Tu as toujours eu ta place dans notre famille, j’espère que tu n’en doutes jamais. Je ne peux pas t’assurer que tu peux avoir la même confiance dans les sphères des bien-pensants qui réfléchissent d’une bien étrange façon. Pourtant ton apport va tellement au-delà des considérations mercantiles et de productivité. C’est peut-être ça qui est le plus difficile d’avoir un enfant qui a des limitations… On ne peut jamais être assurée qu’il puisse trouver une place, juste sa place et qu’elle sera bienveillante et rassurante. Parce que c’est encore la loi de la jungle qui prévaut, malgré qu’on se targue d’être civilisés. Étrange paradoxe…

Anik Larose
Mère de Marie, 25 ans ayant une trisomie 21
Directrice générale
Société québécoise de la déficience intellectuelle