Chaque matin, Gabriel [nom fictif] est fidèle au poste pour placer les produits sur les tablettes d’un supermarché. La clientèle fait fi de sa déficience intellectuelle. Tout le monde l’apprécie parce qu’il est dévoué, souriant. Il a du cœur au ventre. L’archétype de l’employé du mois.
Or, malgré toutes ses qualités, contrairement à ses collègues, on ne le paie pas… En fait, il est en stage depuis huit ans.
«Malheureusement, cet exemple est loin d’être anecdotique», déplore la directrice générale de la Société québécoise de la déficience intellectuelle (SQDI), Amélie Duranleau.
«Il y a beaucoup de stages et plateaux de travail à perpétuité non rémunérés. Pourtant, c’est méconnu du public», clame-t-elle, soulignant qu’une foule de grandes bannières font appel à ce type de main-d’œuvre pratiquement à coût nul. «Les employeurs se sentent confortables dans leur rôle, car ça n’atteint pas la réputation de leur organisation», ajoute-t-elle.
Les proches des personnes ayant une déficience intellectuelle (DI) ou un trouble du spectre de l’autisme (TSA) se sentent souvent impuissants, pris dans un cercle vicieux, fait valoir Mme Duranleau.
«Les familles savent que [des plateaux de travail non rémunérés] ne sont pas des situations idéales. Elles se disent un peu victimes dans tout ça, mais consentent parce que ça leur permet de maintenir une qualité de vie, de rester à l’emploi. C’est utilisé beaucoup comme du répit pour les parents.»
Le problème découle en grande partie du ministère de la Santé qui rédige les ententes de services avec les entreprises, et qui «tolère» ce type de situation, spécifie celle qui défend les droits des personnes ayant une déficience intellectuelle. En contrepartie, clame-t-elle, il y a un «manque flagrant d’accompagnement à l’emploi» pour ce type de clientèle.
Mme Duranleau met toutefois un bémol en rappelant le rôle important joué par ces plateaux dans l’embauche inclusive et dans le développement de ceux qui y participent.
«Les plateaux de travail ont leur place pour développer des habiletés socioprofessionnelles, assure-t-elle. Mais, ils doivent être limités dans le temps et permettre une transition vers un emploi régulier. Après un certain nombre d’années, si la personne n’a pas pu développer ses aptitudes, elle n’a pas sa place dans des plateaux de travail. On doit plutôt lui proposer d’autres types d’activités stimulantes.»
Disproportion
Le député de Québec solidaire dans Saint-Henri-Sainte-Anne, Guillaume Cliche-Rivard, a récemment fait une sortie concernant les problèmes systémiques liés aux plateaux de travail lors de l’étude des crédits budgétaires 2024-2025.
L’élu a alors cité en exemple un jeune homme qui travaille quatre jours par semaine dans la cafétéria d’un cégep de la région de Québec. Parmi ses tâches, il ramasse notamment les cabarets et trie le contenu des assiettes, les verres et les ustensiles et les range une fois lavés. Il vide aussi les poubelles.
«Ça vaut combien de l’heure ce travail?», a-t-il lancé en chambre au ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant. «17$, 20$ de l’heure», a répondu l’élu de la Coalition avenir Québec.
«Parce qu’il vit avec une déficience intellectuelle, il gagne 5$ par jour. Trouvez-vous ça normal?», a relancé alors le porte-parole du deuxième groupe d’opposition en matière de services sociaux.
Le ministre Carmant a d’abord esquivé la question. Mais, le député de Québec solidaire est revenu à la charge.
«Ce que le terrain nous dit, c’est qu’il y a une pérennisation de ce qui devrait être temporaire. […] Avez-vous l’intention d’intervenir pour que cessent ces pratiques discriminatoires?», a demandé Guillaume Cliche-Rivard. Lionel Carmant a finalement concédé que ce genre de situation est inacceptable.
«Il ne faut pas que les gens demeurent dans des travaux sous-rémunérés pour leurs capacités, a-t-il dit, sans s’avancer à propos de gestes concrets pour y remédier. Souvent, les employeurs ont cette tendance.»
Le ministre Carmant a décliné notre demande d’entrevue. De plus, toutes les personnes déficientes intellectuelles qui revendiquent de meilleures conditions dans des plateaux de travail interpellées par La Voix de l’Est ont refusé de commenter, par peur de représailles ou de perdre des services. Idem pour leurs proches.
Selon les plus récentes données du ministère de la Santé, on dénombrerait plus de 3300 usagers dans des plateaux de travail répartis à travers la province. Ces statistiques regroupent autant les personnes ayant des déficiences intellectuelles que les individus ayant des troubles du spectre de l’autisme.
Le Ministère n’a toutefois pas été en mesure de préciser le nombre de plateaux dans chaque région. Pour donner un ordre de grandeur, le CIUSSS de l’Estrie recense 18 plateaux de travail sur son territoire. «Canadian Tire, Home Depot et le Cégep de Sherbrooke» sont quelques exemples.
Intervention lors de l’étude des crédits budgétaires 2024-2025
Le député Cliche-Rivard a également souligné lors de son intervention auprès du ministre Carmant que «les plateaux de travail reçoivent 30 fois le montant des programmes d’intégration» à l’emploi. Un filon sur lequel misent plusieurs organisations oeuvrant auprès des personnes DI-TSA pour garder la tête hors de l’eau, affirme la directrice de la SQDI.
«Ce qui est intolérable, c’est que ça amène de l’exploitation de personnes ayant des déficiences intellectuelles. Le faible financement de l’État amène une dérive.» — Amélie Duranleau